Billets qui ont 'Six promenades dans les bois du roman' comme oeuvre littéraire.

Limerick cannibale

Pour Pierre Boyer / Jean-Yves Pranchère, ce premier billet d'une anthologie cannibale à rassembler.
Autre exemple de forme simple, tout en fabula: les limericks d'Edward Lear :

There was an Old Man of Peru
who watched his wife making a stew:
But once by mistake
In a stove she did bake
That unfortunate man of Peru.


c'est-à-dire:

Il était une fois un vieil homme du Pérou
Qui regardait sa femme mijoter du ragoût ;
Mais un jour par erreur, la sotte
le fit blanchir à la cocotte,
Cet infortuné vieil homme du Pérou.


Racontons cette histoire comme l'aurait relaté le New York Times: «Lima, 17 mars. Hier, Alvato Gonzales, 59 ans, deux grands enfants, employé à la Peruvian Chemical Bank, a par erreur été cuisiné par sa femme, Lolita Sanchez de Medinaceli, au cours de la préparation d'un plat local typique…»

Umberto Eco, Six promenades dans les bois du roman, p.41, traduction de Myriem Bouzaher - Livre de poche, 1996

Les indications de temps dans les premières pages de Dora Bruder

Le début de Dora Bruder ne permet pas immédiatement de déterminer à quelle époque écrit (ou raconte) le narrateur. Certes, il est toujours possible de soutenir que cela n'a pas d'importance, à cela près que les indications de temps sont si nombreuses qu'il devient évident que l'auteur nous invite à une reconstitution, en somme à mener notre propre enquête à l'intérieur des pages.

Première phrase du livre:
Il y a huit ans, dans un vieux journal, Paris-Soir, qui datait du 31 décembre 1941, je suis tombé à la page trois sur une rubrique: «D'hier à aujourd'hui».

Patrick Modiano, Dora Bruder, p.9, Gallimard, 1997
Il y a huit ans, mais à partir de quand? Le narrateur écrit au moins après 1950 ou 1951 (janvier 42 + 8). Cette estimation est dépassée dès la page suivante: «Je me souviens du boulevard Barbès et du boulevard Ornano déserts, un dimanche après-midi de soleil, en mai 1958.» (p.10)

Donc le narrateur écrit en 1958 ou après.
Deux phrases plus loin: «J'étais dans ce quartier l'hiver 1965» (p.10); et une page plus loin: «L'immeuble du 41, précédant le cinéma, n'avait jamais attiré mon attention, et pourtant je suis passé devant lui pendant des mois, des années. De 1965 à 1968.» (p.11)

En 1968 le narrateur ne remarquait pas l'immeuble, il ne connaissait donc pas le nom de Dora Bruder, ce qui est confirmé en partie à la page 12: «En 1965, je ne savais rien de Dora Bruder».
Sa lecture du numéro de Paris-Soir du 31 décembre 1941 date donc de 1976 au plus tôt.

A la page suivante, apparaît la date la plus proche qui puisse être possible: 1996 pour un livre paru en 1997: «Je suis retourné dans ces parages au mois de mai 1996» (p.13) ce qui ne permet toujours pas de savoir à quel moment le narrateur a lu Paris-Soir.
Aussitôt survient la date la plus lointaine du livre: 1881 (p.14). Cet intervalle, de 1881 à 1996, délimite l'espace temporel du récit.

De reconstitutions imaginées en recherche de pièces, de preuves, de témoins, nous arrivons à la page 43 qui donne enfin la date recherchée: «Elle [une témoin possible] est morte en 1985, trois ans avant que je connaisse l'existence de Dora Bruder»: la lecture a donc eu lieu en 1988, ce qui est confirmé p.54: «En décembre 1988, après avoir lu l'avis de recherche de Dora Bruder, dans le Paris-Soir de décembre 1941, je n'ai cessé d'y penser durant des mois et des mois.»
Ainsi donc, le temps durant s'accomplit l'enquête sur Dora Bruder et l'époque d'où a lieu le récit du narrateur est contenu entre 1988 et 1996.

Une page plus loin, nous apprenons la fin de Dora Bruder:
La seule chose que je savais, c'était ceci: j'avais lu son nom, BRUDER DORA — sans autre mention, ni date ni lieu de naissance — au-dessus de celui de son père BRUDER ERNEST, 21.5.99. Vienne. Apatride, dans la liste de ceux qui faisaient partie du convoi du 18 septembre 1942 pour Auschwitz.

Ibid, p.55, Gallimard, 1997
Récit entre 1881 et 1996, enquête et reconstitution entre 1988 et 1996, vie de Dora Bruder entre 1926 et 1942 (environ). Vie du narrateur depuis 1945, vie non bornée, privilège de narrateur.

Cette histoire qui avance et recule sans cesse (je n'ai retenu ci-dessus qu'un des fils possibles, le premier à s'offrir en début de livre, la détermination de la date de lecture de l'article de journal) m'a fait penser à l'analyse de Sylvie par Umberto Eco dans Six promenades dans les bois du roman, conférences données lors des Norton Lectures.

Il faudrait recopier pratiquement tout la conférence qui démonte les analepses et les prolepses de Sylvie. Je ne vais reprendre qu'un ou deux paragraphes:
Que gagne le lecteur à cette reconstruction? Rien, s'il reste un lecteur de premier degré qui, s'il parvient à dissiper quelques effets de brume, risque de perdre la magie de l'égarement. En revanche, le lecteur de second degré comprend que ces évocations obéissent à un ordre, que ces soudains embrayages ou échanges temporels et ces brusques retours au présent narratif suivent un rythme. Nerval a créé ses effets de brume en travaillant sur une sorte de partition musicale. Comme une mélodie, d'abord appréciée pour les effets irréfléchis qu'elle provoque, révèle a posteriori que lesdits effets sont dus à une série d'intervalles inopinés, cette partition nous montre comment, grâce au jeu des «échanges» temporels, un «temps musical» s'impose au lecteur.
[…]
Ainsi, cet espace de l'intrigue immensément dilaté raconte quelques moments décousus de la fabula; en effet, ces huit années ne sont pas vraiment capturées, c'est à nous de les imaginer, perdus comme elles dans les brumes d'un passé qui, par définition, ne peut être retrouvé. Ce sont les nombreuses pages passées à essayer de retrouver ces moments sans jamais réussir à reconstruire leur séquence, c'est la disproportion entre temps de remémoration et temps réellement remémoré, qui produisent ce sentitment de perdition et de défaite languide.

Umberto Eco, Six promenades dans les bois du roman, p.48-49, Livre de poche, 1996
La structure temporelle de Sylvie ne correspond pas à celle de Dora Bruder, mais les analyses d'Eco seraient intéressantes à transposer.

Comment reconnaître un film X

Parfois on recherche la coïncidence des trois temps (de la fabula, du discours, de la lecture) à des fins très peu artistiques. La temporisation n'est pas toujours un signe de noblesse. Je me suis un jour demandé à quoi on reconnaît scientifiquement un film pornographique. Un moraliste répondrait qu'un film est porno s'il contient des représentations explicites et minutieuses d'actes sexuels. Pourtant, lors de nombreux procès pour pornographie, on a démontré que certaines œuvres d'art recourent à ce type de représentations par scrupule de réalisme, pour dépeindre la vie telle qu'elle est, pour des raisons éthiques (on représente la luxure afin de la condamner) et que de toute façon, la valeur esthétique de l'œuvre rachète sa nature obscène. Comme il est délicat de dire si une œuvre a vraiment des préoccupations de réalisme, si elle a de sincères intentions éthiques, et si elle atteint des résultats esthétiquement satisfaisants, j'ai établi (après avoir analysé maints hard-core movies) une règle infaillible.

Il faut savoir si, dans un film représentant des actes sexuels, lorsqu'un personnage prend une voiture ou un ascenceur, le temps du discours coïncide avec le temps de l'histoire. Flaubert met une ligne à nous dire que Frédéric a voyagé longtemps; dans les films normaux, quand un personnage monte en avion, on le voit débarquer au plan suivant. En revanche, dans un film porno, si quelqu'un […] ouvre un frigo et se verse une bière pour la siroter au creux d'un fauteuil, l'action prend autant de temps que cela vous prendrait chez vous pour faire la même chose.

La raison en est très simple. Le film porno est conçu pour satisfaire le public par la vision d'actes sexuels, mais il ne peut offrir une heure et demie d'accouplements ininterrompus, ce serait fatigant pour les acteurs et cela finirait par devenir assommant pour les spectateurs. Il faut donc distribuer l'acte sexuel au cours d'une histoire. Or, personne n'est dispensé à dépenser de l'argent et des trésors d'imagination pour concevoir une histoire digne d'intérêt, dont le spectateur se ficherait parce qu'il veut du sexe. L'histoire se réduit donc à une série minimale d'événements quotidiens — aller quelque part, mettre un pardessus, boire un whisky, parler de chose sans importance — […]. C'est pourquoi tout ce qui n'est pas sexuel doit prendre autant de temps que dans la réalité, alors que les actes sexuels doivent prendre plus de temps qu'ils n'en requièrent en général dans la réalité. Voici donc la règle : si dans un film, deux personnages, pour aller de A à B, mettent un temps égal à celui qu'il faut en réalité, nous avons la certitude de nous trouver face à film porno. Bien entendu, il doit y avoir aussi des actes sexuels sinon Im Lauf der Zeit de Wim Wenders, qui montre pendant presque quatre heures deux personnes voyageant en camion, serait un film pornographique, ce qu'il n'est pas.

Umberto Eco, Six promenades dans les bois du roman, p 67 dans le livre de poche
Et c'est toujours avec un grand plaisir que je m'imagine le professeur Eco affalé dans son salon, une bière à la main, regardant films X après films X.
Sa femme entre :
— Qu'est-ce que tu fais, chéri?
— J'étudie le temps de la narration.
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